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Enfant, j’ai connu René Barde à la fin de sa vie. Nous habitions le même immeuble de la rue Ernest Renan dans le Paris d’après-guerre.. Avec sa silhouette un peu voûtée, son visage de patriarche aux joues creuses rongées d’une barbe grise, ses vieux habits sombres et dépareillés, il m’était une figure familière et rassurante. On se croisait dans l’escalier lorsque je dévalais mes trois étages et que lui remontait péniblement vers sa mansarde son cabas de toile cirée noire au bout du bras. Cherchant à reprendre son souffle, il devait s’arrêter souvent, se retenant d’une main à la rampe. Sa poitrine se gonflant et se dégonflant comme un soufflet, il ne pouvait répondre à mon salut que par un sourire que je devinais sous sa barbe grise. Je lui prenais alors son sac et le montais vivement jusqu’au sixième pour le déposer devant sa porte, pendant que lui poursuivait sa lente ascension. Parfois il me demandait d’attendre pour me laisser choisir dans une petite boite en métal ronde un morceau de sucre candi.
À la fin de l’adolescence sa mansarde sous les toits m’est devenue familière. J’étais curieux de cette toute petite pièce sans chauffage aux murs de plâtre gris. Entre le lit-cage qui en mangeait la moitié, et une vieille table de bois d’où s’élevaient sur des étagères de bois noirci des empilements de livres, cahiers, papiers jusqu’au plafond, il n’y avait que la place d’une chaise et un étroit passage vers la fenêtre. Mansardée, elle s’ouvrait sur la gouttière, les moineaux et les toits de Paris. Pour tout «décor» vêtements et linge accrochés au plafond à des ficelles comme les peaux de lapins retournées mises à sécher dans une grange. Punaisée au mur face à la fenêtre, une grande aquarelle représentant des arbres, au bas était écrit : " À René, mon ami de toujours, Pignon 55 ". Sur une étagère du « bureau » entre ses manuscrits et la Bhagavad-Gîtâ, méditait un buddha accroupi de plâtre doré. En dessous grimaçait une photo de Ramakrishna. Des quelques réflexions générales de bonne cordialité à l’adolescent, René confiera davantage au jeune idéaliste que je devenais. Partant de mes frustes affirmations morales, de mes balbutiements artistiques, ou de mes a-priori politiques, il me dévoilera des soubassements idéologiques cachés, me laissera entrevoir comme autant de perspectives les développements lointains de la réflexion, ou, au détour d’une remarque, deviner la virtuelle moisson d’idées d’une analyse. Il conviait à ses propos, artistes ou poètes, saints ou bandits brésiliens, hommes d’État ou prophètes. Marx , Jésus, Van Gogh, Beethoven ou Bach, Khrisna Murti ou Freud habitaient un instant sa soupente. Évoquant les pieds nus martelant la terre au rythme du coeur devant les temples indiens, la résistance des humbles à l’exploitation, le sang offert au soleil au sommet des pyramides mayas, ou l’énigmatique Marabout de la steppe marocaine, il m’élargissait le monde.
Je sentais pourtant sa souffrance, prisonnière de ce corps prématurément vieilli par la misère et l’ascèse. Sa solitude aussi où son tempérament trop entier l’avait enserrée. Par moments son regard devenait lointain, sur son visage passait comme une pâle et insondable tristesse. De quels rêves défaits, de quelles épreuves inachevées venait cette détresse muette ? Parfois au contraire, c’est en rugissements dantesques qu’il appelait la géhenne sur les bourreaux d’Alger, ou les dirigeants hypocrites et lâches, qu’il dénonçait les sépulcres blanchis des prélats à double face, ou appelait les bombes atomiques sur les peuples corrompus. La rudesse de sa pensée m'a placé alors quelques repères où appuyer ma vie.
Jamais il ne m’a donné à lire le moindre de ses écrits. Ce n’est qu’après sa mort que je les ai découverts, un énorme manuscrit maintes fois remanié, trois cahiers de proverbes, des notes innombrables jetées jour après jour d’une écriture serrée sur toutes sortes de bouts de papier, et puis cette autobiographie à laquelle je savais qu’il travaillait. Il disait qu’elle serait nécessaire à ceux qui viendraient à lire son livre, pour en resituer la genèse et le développement. En fait c’est une œuvre à elle seule où se déroule la trajectoire insolite d’une aventure humaine : de sa rude enfance où, dans la violence de son milieu, il développe le respect de la vie et étend silencieusement en lui des espaces de recueillement et de spiritualité, du jeune paysan, qui au hasard des amitiés, et des rencontres s’instruit quelque peu, de l’ouvrier d’occasion, compagnon de marginaux et de déclassés, qui commence à écrire dans le Paris de l’entre-deux-guerres.
Il fréquente également le milieu fantasque des peintres que lui fait connaître son ami d’enfance Édouard Pignon. Une amitié fertile et ombrageuse le liera au peintre italien Orazi. La rugosité de ses écrits d’autodidacte et ses convictions farouches lui valent l’attention de Romain Rolland, Marcel Martinet, Gabriel Marcel ou Léon Chestov.
Il poursuivra une longue et opiniâtre quête d’absolu au prix du dénuement, de la souffrance physique, de l’angoisse spirituelle jusqu’à sa mort.
C’est l’histoire de ce lent dépouillement, que d’autres appelleront « descente aux enfers » , que relate ce livre.
Lorsque je l’ai connu, à la fin de cette odyssée son regard intériorisé posait encore sur le monde et la vie des lueurs farouches, mais pouvait aussi s’embuer de larmes devant un brin d’herbe ou un regard d’enfant. Son corps épuisé où résistait encore un peu la vie, devenait comme transparent. N’était-il pas un ange dans sa mansarde sous les toits ? Seul, terrassé par la vie qu’il s’était imposée, c’est par un souffle de victoire que s’achève son récit : « C’est sans crainte que je vois le présent approcher l’autre rive. Oui, vraiment, j’ai gagné la partie. »
Depuis longtemps René Barde ne cherchait plus à publier : « . Mon travail ? Le destin, la providence en décidera, l’arbre ne vend pas ses fruits » disait-il et c’est à moi, comme à une corbeille d’osier sur le fleuve qu’il confiera ses écrits par testament… Voici plus de 45 ans qu’il s’est éteint dans mes bras un jour d’hiver 1963. La corbeille n’a pas sombré, et le destin a placé Saïd Mohamed sur son errance. Qu’il soit remercié de « sortir au jour » cette vie sombre et ardente, celle de mon ami René.
Bernard M. Collet, Printemps 2008 |
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